de Gérard Bocholier.

Dans cette heureuse nuit,
Je me tenais dans le secret, personne ne me voyait,
Et je n’apercevais rien
Pour me guider que la lumière
Qui brûlait dans mon cœur.

Saint Jean de la Croix, La nuit obscure

Vingt ans d’un amour -l’empreinte d’une vie tatouée dans la chair- ne laisserait, après le feu et la chance de la rencontre, que des cendres dans le paysage blanc des draps devenus solitaires ? C’est le même feu, peut-être, qui anime les deux versants de la Montagne mais les tisons, ici, sont devenus cristaux de glace enserrant les corps sous la dalle noire du temps, de l’absence, de la perte.

Il faut beaucoup de courage pour dire un tel amour.

D’abord parce qu’il est toujours un peu risqué de tenter la poésie des sentiments et, ensuite, parce que cet amour qui se dit n’est pas tout à fait « commun ». Aujourd’hui encore, on a beau se ranger sous les figures tutélaires de Constantin Cavafy ou de Sandro Penna, il n’est pas aisé d’avouer « l’incendie défendu » d’un homme pour un autre. Courage ici redoublé parce que le poète qui parle dans ce livre, évoquant cet amour brûlant, est aussi un poète de foi, humainement et spirituellement engagé dans une poésie du témoignage.

Mais que faudrait-il avouer, sinon l’émerveillement toujours renouvelé d’une rencontre en vérité, lorsque deux êtres se reconnaissent, par-delà leurs identités provisoires, « je connais ta chair par ma chair », et communient dans « le feu très obscur » de deux âmes qui s’aiment. Les amants le savent, qui se disent toujours l’un à l’autre « le miracle a ta peau » et « ta main qui règne » imprime à ma vie son rythme, sa mesure, sa mélodie.

L’amour pourtant ne suffit pas. Il n’est pas tout à fait lui-même s’il ne cherche la vérité de l’autre, il est toujours un peu mensonge et possession : « je te connais depuis toujours, depuis toujours tu m’envahis ». Ainsi, la mélodie n’est pas parfaite et il faut se risquer à découvrir l’autre en soi, à préserver son mystère et son intégrité.

Il me reste à découvrir l’autre que tu es encore » !

Car l’Amour ignore ce que l’amour veut posséder et il faut, peut-être, toutes les

tempêtes furtives », tous ces « écarts », cette « course épuisante » des « liens brûlants », « le temps noir » et « les larmes » aussi bien, pour comprendre enfin ce que le « cœur serrait d’abîmes ». Il faut la nuit de l’âme, celle que connaissent et décrivent Saint Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila, pour s’abandonner enfin aux étoiles, remettre son avenir

à ce vent terrible sans savoir qu’il le briserait » !

C’est pourquoi un tel chemin, accompli dans les territoires où règne la lumière noire, ne peut que conduire « aux mains des anges » car

soudain il n’y eut plus que cette main étreignant l’autre …

et cette douce envie d’aller ensemble de l’autre côté del’ombre   

où le sang dans le lait se noie » 

On ne peut vraiment aimer qu’en reconnaissant l’autre en soi-même et son ombre propre, en lui faisant place, en la laissant nous enseigner ces liens qui mêlent « du lait et des ténèbres », seul moyen de « toucher l’or du vide » et de « devenir clair » !

Cette pureté de « l’enfance qui ne finit pas », c’est bien le seul trésor qu’il faut « veiller là, sous ce tertre ».

Mais vient toujours le temps où « abrité par la neige », « ce qui nous sépare » écarte toutes limites par la limite même. La mort, la perte, la solitude ont consumé toutes les caresses et que restera-t-il à la fin de ce feu de joie, vécu dans le partage des bouches ardentes, si ce n’est « cet ongle inscrit dans la chair » qui « vient tout bénir ».

Ainsi, par le poème, nous écoutons nous aussi cette voix humble et sincère, nous lui rendons hommage parce que « nous croyons à tous ces poèmes plus purs que le fond du jour à leurs mots changés en lumière qui nous disent que notre amour passe le ciel sur la terre ».

Ce qui passe, pourtant, étreint « le cœur nu » et nous rappelle que « tout se termine », qu’il ne faut rien attendre d’autre que ce silence où nos voix, nos souffles plus jamais ne tremblent de se chercher et qu’il faut entrer dans sa propre nuit, ce

glacier nu sans limites ». C’est alors, au cœur de notre nuit, qu’une pauvre lampe parfois, une lumière de peu, commence à éclairer comme de l’intérieur « ce qui se cachait de plus beau ».

Quand la fenêtre ne répond rien, que la chambre livide est un tombeau, que tout a été consumé par le temps, par la perte, un germe de lumière émerge de ce fond de souffrance, comme le grain de blé jeté en terre, et ainsi le poème, comme l’amour, nait de la « chambre la plus obscure ».

Le poème sait que sa seule gloire est d’être cette « source perdue ». Comme le dit aussi cette petite chanson si simple et familière : « c’est pour mon ami Pierre qui ne veut plus m’aimer, pour un bouton de rose que je lui ai refusé, il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai ».

Le poème sait aussi que seuls resteront les paysages empreints dans le cœur, toutes ces visions, ces instants contemplés qui ont tissé la tapisserie même de la vie. Loin de notre « parole pauvre », nous sommes échoués sur ce parvis de l’Amour, à jamais mendiants. Et c’est par cette « blessure ouverte » que s’accomplit le miracle de la bonté, le don de remercier pour ce qui a été donné, reçu, la gratitude d’accéder à la joie simple qui vient enfin, sur le seuil, nous visiter.

Bien sûr, « tout est passage » et c’est « au plus brisé », quand « tout est à nu », que se comprend « l’inespéré », ce voile de transparence posé sur le monde, qui en révèle la beauté et

La beauté me fait trembler encore

Je la traverseComme une vigne vendangée 

Cécile.

Gérard Bocholier, Tisons, La Coopérative.