d’Abdelaziz Baraka Sakin.
Anne Bourrel devait animer la rencontre autour du dernier roman d’Abdelaziz Baraka Sakin, auteur soudanais que nous avions invité à la Comédie du livre. À défaut de pouvoir vous proposer cette rencontre, voici la chronique publiée par Anne Bourrel dans Lokko. Nous remercions chaleureusement Anne Bourrel et Lokko qui ont accepté de nous laisser reproduire l’article.
Je ne serai pas la seule, et c’est tant mieux, à remarquer cette année l’étonnante écriture d’Abdelaziz Baraka Sakin, flamboyante, riche en odeurs, senteurs, couleurs, mots et sonorités nouvelles. En France, dès sa sortie il y a deux mois, Les Jango ont été salués par Libération, Le Monde des livres, Le Nouvel Observateur, Le Matricule des anges… et tous sont interpellés par ce chant de la terre lointaine, ode véritable à la liberté.
Le pays au 160 idiomes
Abdelaziz Baraka Sakin est né autour de 1963 dans un pays où l’on aime les histoires, où raconter à grands éclats rire est une sorte de sport national, de passe-temps favori, une manière lumineuse d’être ensemble et de s’aimer. Le Soudan compte environ cent-soixante idiomes différents, d’origine sémitique, nilo-saharienne, couchitiques, kordofanienne, oubanguiennes…. C’est un large pays, l’un des plus grands d’Afrique, fait de paysages variés, montagnes et Sahara. Il est traversé par le Nil blanc et le Nil bleu. C’est un melting-pot arabo-africain dont le sanguinaire dictateur Bachir voulait nier le caractère africain ; à l’inverse de Baraka qui le revendique.
Les Jango : des travailleurs de la terre
Les Jango, qui donnent leur titre au roman, sont des hommes et des femmes d’ethnies différentes. Ce qui les regroupe en un même terme, c’est leur métier. Ce sont des travailleurs de la terre, ils vivent à la frontière de l’Érythrée et de l’Éthiopie, dans une région que l’auteur connaît bien pour l’avoir longuement arpentée et étudiée — car Baraka Sakin aime la précision et que chaque détail écrit soit vérifiable. Les Jango sont des journaliers, pauvres et flambeurs. Ils claquent leur maigre salaire en fringues et en boisson, ils achètent l’amour dans la Maison de la mère.
Au besoin de réalisme et de détails concrets s’ajoutent des passages qui touchent au fantastique, comme l’épisode du soldat assassiné qui se relève pour se venger et retourne sagement se rallonger dans sa mort. L’éclat de rire secoue la page, la poésie coule comme le fleuve, la littérature de Baraka Sakin est jouissive.
Adulé au Soudan
Dans ses années de jeunesse à l’université du Caire où il avait décidé de s’inscrire afin de fuir le service militaire qu’il aurait dû accomplir au Soudan -Sakin est pacifiste jusqu’à la moëlle-, il voulait tout connaître, tout lire et pendant quatre années entières, il s’est imprégné de la littérature orientale, africaine, européenne, américaine. Ces années d’auto-apprentissage, un esprit frondeur et libre, un travail acharné sur le Verbe, lui ont permis de devenir l’un des plus grands auteurs de sa génération. Il est adulé dans son pays, c’est peu de le dire, son nom figure sur toutes les banderoles qui célèbrent la liberté. Ses livres interdits circulent sous le manteau.
Mille et une nuits africain
Dans Les Jango, comme dans Le Messie du Darfour paru chez Zulma il y a deux ans, l’auteur se fout de l’intrigue, c’est raconter qui lui importe. La « narration » est un mot qu’il vénère. Et c’est je crois ce qui me plait le plus, moi qui ai été pendant si longtemps obsédée par la construction proppienne du roman. Les Jango, qu’Abdelaziz Baraka Sakin a recommencé une dizaine de fois avant de parvenir à la version finale est fait d’un emboîtement subtil de récits qui n’est pas sans rappeler Les Mille et une nuits.
Le fil narratif est simple : deux amis (qui n’ont pas de noms) décident de rendre visite aux Jango, dans l’est du pays. L’un est fortuné, l’autre pas. Ce dernier vient en plus de perdre son emploi de fonctionnaire. Il se retrouve alors narrateur, souvent rapporteur des histoires vécues par les personnages qu’ils rencontrent dont le fameux Wad Amouna.
Le deuxième ami restera comme une ombre tout au long du roman. Cet amateur de livres, qui voyage en Égypte et dont on apprend au détour d’une phrase qu’il va se rendre au salon du livre du Caire pourrait d’ailleurs être lu comme un double de l’auteur. Il y a tant de miroirs dans ce roman.
Une langue poétique, quasi proustienne
On pourrait regretter que le traducteur Xavier Luffin n’ait pas choisi d’expliciter certains termes de la vie saoudienne dans des notes de bas de page comme il l’a fait pour ses traductions précédentes mais c’était de sa part une volonté délibérée : de nombreux termes se comprennent par le contexte. Le lecteur doit accepter que certains autres demeurent inconnus. Il doit se laisser glisser dans le plaisir du texte. Ces mots finissent par créer une autre langue, une langue poétique. Ce parti pris qui nous affole -quasi proustien, car le nom évoque et ouvre des espaces sonores immenses propices à la rêverie-, nous rapproche de la source du texte. Les mots laissés en VO, nous permettent de saisir en notre langue la vibration de la langue d’Abdelaziz Baraka Sakin.
Abdelaziz Baraka Sakin, Les Jango, traduction de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin, 22,50 € (12,99 € en e-book), éditions Zulma, 2020.
Du même auteur en français et traduit par Xavier Luffin : Le Messie du Darfour, roman, Zulma, 2016 ; « Sur le bord du trottoir », in Nouvelles du Soudan, Magellan et Cie, 2008 ; « La Mélodie des os », Revue d’études palestiniennes, 2008.
D’Anne Bourrel, aux éditions La Manufacture de livres : Le dernier invité, roman, et Voyez comme on danse, théâtre.